• Parlons du soufre et du vin

    Le soufre, séculaire compagnon du vin, peut être la meilleure ou la pire des choses, ce qui évoque Paracelse : Tout est poison, rien n'est poison, tout est dans la dose ! 

    Max Léglise, à qui je dois beaucoup (voir ma "Quête du vin"), m'avait enseigné ceci : Pour le soufre, la question n'est pas d'en mettre ou de ne pas en mettre mais, s'il faut en mettre, quand le mettre et combien en mettre. Je ne l'ai jamais oublié et je ne suis donc pas un ayatollah du sans-soufre !

    Au domaine Pierre Frick, sur 20 à 25 cuvées annuelles, trois ou quatre seulement sont vinifiées sans soufre ajouté. Je suis reconnaissant à Jean-Pierre et Chantal Frick de m'autoriser à présenter ci-dessous leur vision du problème.

    Les vinifications sans soufre créent des vins d’exploration sensorielle.

     

    Pour évaluer son efficacité et ses performances, notre civilisation occidentale créa des normes en nombre croissant. Indispensables et adaptées aux domaines techniques et mécaniques, les normes peinent à s’ouvrir aux spécificités de la sphère du Vivant. Nécessaires pour assurer l’hygiène dans le secteur alimentaire, elles n’en menacent pas moins la diversité et la singularité des aliments, lorsqu’elles sont une pure expression technocratique, vidée du bon sens. Le considérable appauvrissement de l’offre fromagère, boulangère et des produits fermiers, résulte de cette perversion. Préserver le consommateur de déconvenues, tout en préservant un espace de goût autorisant la singularité, l’étonnement et la découverte, tel est le défi des Appellations d’Origine Contrôlée (AOC).

     

    Les analyses et surtout les dégustations d’agrément, ainsi que les dégustations des prescripteurs, valident la conformité, l’excellence ou l’exclusion d’un produit. Point de convergence du vécu sensoriel, mental et émotionnel, la dégustation n’échappe pas aux valeurs et aux normes dominantes du moment.

     

    Voici des exemples de normes visuelles. La viande (porc et veau) des pâtés en croûte de la filière industrielle, garde une couleur rose clair artificielle, par l’addition de salpêtre (nitrates). Certains artisans renoncent à cet artifice et proposent des pâtés de couleur grise, avec autant de saveurs et sans charger l’organisme avec des nitrates. D’autre part, notre inconscient collectif assimile encore le pain complet à des périodes économiquement difficiles. Le pain blanc souvent insipide est plébiscité. Et combien préfèreront le sirop à la menthe de couleur verte (colorants) à celui de fabrication familiale, translucide et pourtant savoureux ?

     

    Les choix adoptés par le plus grand nombre rassurent et donnent crédit. L’inconnu et le singulier éveillent scepticisme ou même rejet. Les couleurs, les arômes, les saveurs les plus répandus seraient les « meilleurs ». Ils sécurisent le consommateur.

     

    Les vins issus de l’agriculture biologique ouvrent un espace plus large à l’expression de la diversité. Un élevage qui ne recoure pas ou peu aux additifs, élargit encore ce champ du pluriel. Le soufre est l’additif le plus répandu. Son absence totale dans un vin suscite un impact sensoriel important. Un vin « vinifié sans soufre » ne subit aucun ajout de SO2, ni sur le moût, ni pendant l’élevage, ni à la mise en bouteilles. Parmi nos 25 cuvées annuelles, seules 3 ou 4 sont vinifiées sans soufre.

     

    En humant de tels vins, blancs en particulier, surgissent les mots « oxydation » ou « vin du Jura ». Ces vins développent effectivement des notes oxydatives. L’oxydation comme la réduction sont deux concepts. Souvent notre mental reste accroché à ces notions techniques et peine à revenir aux perceptions sensorielles. L’orientation oxydative est plastique. Elle offre une large palette de couleurs, du jaune d’or à l’orange, en passant par toutes les nuances ambrées. Les perceptions olfactives étonnent, quand les liens ne s’établissent pas tout de suite. Etonné, je suis comme un funambule, qui ne penche ni vers l’acceptation, ni vers le rejet. Puis, en repassant le nez sur le verre, des souvenirs d’arômes de pommes et de noix surgissent de ma mémoire. Ma grand-mère les étalait dans des cagettes le long d’un couloir. Un autre vin évoquera l’aspérule odorante, ou la compote de mirabelles, en présence de sucre résiduel. Même les saveurs de fruits murs ou de minéralité percent le voile de caramel ou d’aubier de tilleul, fréquents dans les vins blancs vinifiés sans soufre.

     

    Un court regard rétrospectif éclairera une facette de l’usage du soufre. Avant l’arrivée de l’eau courante (1923 à Pfaffenheim) et du jet d’eau, le nettoyage des foudres au broc d’eau ne permettait qu’une hygiène sommaire à laquelle palliait le soufre. Il évitait entre autre au vin de petite maturité de tourner au vinaigre. Au fil des années arrivèrent de nouveaux additifs, corrigeant et atténuant les effets des excès de rendement et du climat. Plus tard apparut le concept de stabilisation organoleptique avant la mise en bouteilles. Stabiliser un vin par la conjugaison de collage, de filtration et de sulfitage rassure et sécurise tant le viticulteur que le consommateur.

     

    Les vins vinifiés sans soufre ne sont pas « fixés », mais mobiles. Une fois débouchés, ils évoluent et changent rapidement. Les perceptions diffèrent après 5 mn, 10 mn, 1 heure d’ouverture. Les interprétations varient selon l’implication et les dispositions de chaque dégustateur. Cela ne facilite pas toujours les synthèses de dégustation autour de la table. Après l’identification et la mémorisation de repères et de références nouvelles par chacun, les échanges deviennent passionnants. L’exploration sera d’autant plus enrichissante que l’oenophile parvient à faire abstraction des références connues.

     

    Pendant l’été 2004, la Fondation Beyeler à Riehen (CH) près de Bâle, monta un exposition simultanée d’œuvres de l’Espagnol Joan Miro et de l’Américain Alexander Calder. Chaque visiteur tisse une relation unique avec les peintures de Miro. Les formes et les couleurs de ces œuvres étant stabilisées, l’échange des appréciations individuelles de différents visiteurs en est facilité. Tout visiteur peut partager sa relation personnelle à la structure et la construction invariables d’un mobile de Calder. Par contre la perception des formes et des compositions toujours nouvelles, qui naissent inlassablement du mouvement des mobiles, n’est jamais la même pour deux personnes. Le nombre de visiteurs présents dans une salle influe sur les mouvements des mobiles et leurs ombres, en constante métamorphose sur les murs. Ainsi les mobiles de Calder intensifient et démultiplient les vécus individuels.

     

    La mobilité des vins sans soufre présente une analogie avec cette expérience artistique. Les vécus sensoriels et émotionnels émergeant lors de leur dégustation sont plus individuels, plus changeants, comme avec les mobiles de Calder.

     

     

    Jean-Pierre Frick

    26/04/06