• Retour au camembert, par un texte de Sylvain Lambert

    Le 21 mai dernier, je publiais ici un texte sous le titre : "Il faut sauver le sapeur Camember" (créature de Christophe et héros de nombreuses aventures).  Sylvain Lambert m'a bientôt écrit le texte ci-dessous. Je suis désolé de ne l'avoir pas publié aussitôt et ce d'autant plus qu'il soulève des questions fondamentales pour l'avenir de notre alimentation. Bonne lecture !

     

    J’apprécie généralement les chroniques de François Morel, mais je crains que, sur cette question, sa bonne foi n’ait été surprise. L’humour suppose une certaine distanciation d’avec son sujet, ce qui n’est visiblement pas le cas ici : François Morel aime trop les fromages normands (qui le lui reprocherait ?) pour adopter sur ce sujet le ton plaisant qui lui est habituel. C’est pourtant ce qu’il avait fait en octobre 2015, avec une amusante chronique consacrée au pont-l’évêque. Elle lui avait d’ailleurs valu le titre d’« Ambassadeur Ovationné à Cambremer » (AOC) décerné au cours du festival des AOC/AOP qui se tient chaque année dans la petite localité du Pays d’Auge.

    Que nous disent les vers de mirliton de François Morel ?

    En substance, que le camembert de Normandie d’appellation d’origine est menacé, car l’INAO (établissement public placé sous la tutelle du ministère de l’agriculture, gestionnaire  et garant des signes officiels de qualité) va autoriser l’utilisation de lait pasteurisé.

    Qu’en est-il vraiment ?

    Tout d’abord, François Morel reprend à son compte la « légende Marie Harel » selon laquelle le camembert existerait depuis la Révolution sous la forme immuable que nous lui connaissons. Or il n’en est rien, puisqu’on sait qu’il n’a pris sa forme actuelle qu’un siècle plus tard. Comme son aspect, son goût a évolué sans doute, et il nous serait probablement difficile aujourd’hui d’apprécier un camembert tel qu’il était fabriqué en 1880. Laissons donc de côté la « légende dorée » et voyons les faits historiques. Produit, commercialisé et consommé localement comme tant d’autres fromages, le camembert s’est fait connaitre en dehors de sa région d’origine grâce aux facilités de transport offertes par la création des voies de chemins de fer dans la seconde moitié du 19e siècle (ce fromage « révolutionnaire » doit donc moins aux Lumières qu’à la révolution industrielle…). Sa notoriété grandit avec la Première guerre mondiale, car, produit hors de la zone des combats, il est facilement disponible, ce qui fait qu’il figure dans la ration de base des Poilus. Par la suite, son succès commercial lui vaut d’être fabriqué très largement en dehors de sa zone de production traditionnelle au point qu’en 1926 son nom finit par tomber dans le domaine public.

    Un demi-siècle plus tard, en 1983, le « camembert de Normandie », enfin reconnu en AOC, affirme la spécificité retrouvée de la production régionale de qualité, encadrée par un cahier des charges (qui a évolué depuis, dans le sens d’une plus grande exigence). Mais depuis des années, le « camembert de Normandie » (AOP) est victime de la concurrence déloyale du « camembert fabriqué en Normandie » (avec du lait de provenance plus ou moins exotique, issus de troupeaux qui ne comptent pas la moindre vache de race normande, éventuellement élevées en stabulation et pourquoi pas nourries à l’ensilage).

    L’accord conclu le 21 février dernier sous l’égide de l’INAO met fin à cette aberration : c’en est fini du « fabriqué en ». C’est une victoire pour l’AOP, puisque cela met un terme à une véritable usurpation de nom. Mais cette victoire, comme tout compromis, a un prix : pour rentrer dans le rang, les industriels ont demandé et obtenu que l’AOP se décline désormais en deux versions : une version de base (qui autorise la pasteurisation) et une version plus qualitative au lait cru. Faut-il pour autant parler de « forfaiture », comme le fait François Morel ? Ce système à plusieurs étages, après tout, s’inspire de ce qui existe dans les appellations vinicoles (le cahier des charges d’un bourgogne premier cru est plus sévère que celui d’une appellation « village », elle-même plus exigeante qu’une appellation « bourgogne » régionale). Faut-il parler de forfaiture quand d’autres AOP fromagères admettent déjà différentes déclinaisons, comme le beaufort, le laguiole ou le salers… Ces deux autres AOP bas-normandes que sont le pont-l’évêque et le livarot sont-elles des forfaitures, qui admettent la cohabitation lait cru-lait pasteurisé ? Bien sûr, ces contre-exemples ne signifie pas que la question est sans importance ou même secondaire, mais il faut être cohérent : si c’est bien d’une forfaiture dont il s’agit, alors il faut demander immédiatement l’interdiction de toutes les appellations à plusieurs “étages”, et pas seulement pour le camembert.

    L’accord prévoit donc que la mention « camembert fabriqué en » sera désormais prohibée et remplacée par la future AOP « de base ». Cette version autorisera certes le lait pasteurisé, mais imposera une élévation générale du niveau qualitatif : normandisation des troupeaux à hauteur de 30%, pâturage obligatoire six mois sur douze, avec une part d’herbe minimale dans la ration estivale (25 ares d’herbe par vache). Quant aux techniques de production, elles vont être redéfinies afin de garantir le caractère mi-lactique mi-présure, typique du camembert traditionnel. Pour la version « véritable camembert de Normandie», la part de vaches de race normande sera portée à deux vaches sur trois, contre une vache sur deux actuellement (régime en vigueur depuis 2017). La biodiversité bocagère va être encouragée, avec au moins 100 mètres de haies obligatoires par hectare de pâture. La ration hivernale devra comporter obligatoirement une proportion d’herbe, tandis que la pratique du pâturage sera plus encadrée. Quand aux aliments OGM, ils seront interdits dans les deux catégories de l’AOP, ce qui n’est pas rien (on peut néanmoins légitimement s’étonner que l’utilisation d’OGM ne soit systématiquement interdite dans toutes les AOC/AOP)

    Précisons que chacun pourra continuer à choisir son fromage en connaissance de cause, puisque la version au lait cru portera la mention “véritable” ou “authentique”  camembert AOP. Ce point important semble avoir échappé à la douzaine de députés normands, pour la plupart issus de la majorité présidentielle, qui n’ont pas craint d’affirmer dans un récent courrier adressé au ministre de l’Agriculture que les consommateurs « ne pourront plus choisir entre fromage au lait cru et fromage pasteurisé», alors que l’accord du 21 février prévoit explicitement que les fromages au lait cru et moulés à la louche feront l’objet d’une mention distinctive. C’est ce qui s’appelle être en marche à côté de ses pompes...

    Cette réaction tardive des députés vient immédiatement à la suite de la tribune intitulée, façon “lanceur d’alerte”, « C’est le camembert de Normandie AOP au lait cru qu’on assassine » et publiée le 14 mai dernier dans le journal Libération par la présidente de l’association Fromages de Terroir, Véronique Richez-Lerouge, présente le 5 mai dernier au festival des AOC/AOP de Cambremer (qu’elle surnomme assez plaisamment « le village estampillé Lactalis »). Après avoir elle aussi repris à son compte les origines mythiques du fromage de Marie Harel, Véronique Richez-Lerouge dénonce dans cette tribune le recours à la pasteurisation du lait dans l’élaboration de ce qu’elle appelle assez trivialement le « calendos », lequel « va perdre son caractère et sa typicité, pour devenir une vulgaire pâte molle sans goût ». Quoi de neuf sous le soleil normand ? Rien : depuis 1926, quand le nom « camembert » est tombé dans le domaine public, il est légal, répétons-le, de commercialiser sous ce nom un vulgaire fromage sans caractère ni typicité… Alors, où est le problème ? « Dans cinq ans à peine, le «véritable camembert de Normandie» sera un produit de luxe, réservé aux initiés, tandis que la masse des consommateurs devra se contenter d’un ersatz fabriqué selon les méthodes industrielles. » Là encore, rien de bien nouveau… Dans le monde dans lequel nous vivons, chaque marchandise, de l’automobile à la pomme de terre, du téléphone portable au séjour touristique,  est « déclinée » en différentes versions correspondant à autant de « segments de marché » (en relation avec un niveau plus ou moins élevé de « pouvoir d’achat »). On peut juger cela déplorable sans doute, mais pourquoi le seul camembert ferait-il exception ?  

    Véronique Richez-Lerouge en appelle au « respect des traditions », revendique rien de moins que « le droit au bien-manger pour tous dans la République française. », houspille les plus hautes instances de l’Etat : « Le véritable camembert au lait cru ne doit pas être réservé à une certaine catégorie de consommateurs » ! Faut-il lui rappeler que le camembert au lait cru, n’est pas, comme elle l’affirme, un « produit de luxe », mais figure parmi les fromages les plus abordables, incomparablement plus accessible que la moindre briquette de chèvre, AOP ou pas. Certes, on peut considérer que 3,50 € ou 4 € pour un fromage de 250 grammes, c’est encore trop cher. Mais il faudra nous expliquer comment on peut réclamer des produits alimentaires de plus haute qualité gustative et environnementale,  une meilleure rémunération pour les agriculteurs, tout en exigeant des prix plus bas…

    Je n’ai pas lu les livres de Véronique Richez-Lerouge et ne peut donc rien en dire. Sa dénonciation de l’empire Lactalis est légitime et je ne lui conteste évidemment pas le droit de désapprouver l’accord conclu sous l’égide de l’INAO. Il n’en reste pas moins que les arguments développés dans cette tribune me semblent peu convaincants. J’aurai tendance à m’en remettre, sur cette question, à celles et ceux pour qui la fabrication d’un fromage au lait cru est un métier et une responsabilité quotidienne (travailler le lait cru n’est pas à la portée du premier gougnafier venu). Si Patrick Mercier, éleveur laitier bio et producteur de camembert dans l’Orne, président de l’Organisme de Défense et de Gestion de l’AOP camembert, avocat ardent et sincère du véritable camembert, considère (il l’a redit publiquement à Cambremer) que l’accord du 21 février est un « compromis acceptable », je lui fais plus confiance qu’à une « auteure food (sic) experte en stratégie et management de l’information », ainsi qu’elle se présente elle-même. Peut-être commet-il une erreur, mais je ne pense pas qu’il ait accepté cet accord à la légère.

     


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